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samedi 26 mai 2012

Ils abusent (réflexion fiscale pour le plus grand nombre)


J'avais pourtant juré que je ne m'intéresserais plus jamais aux débats portant sur la fiscalité. Et bien, je n'ai pas tenu mon engagement. Cette semaine, j'ai lu avec beaucoup d'intérêt - le sujet ayant par le passé beaucoup retenu mon attention - une étude fouillée de mon successeur et d'un jeune assistant (texte à paraître). Je lis aussi beaucoup de choses dans la presse générale et spécialisée.

Franchement, certains abusent !

Petit cours élémentaire de droit une fois de plus. Il y a deux manières de payer moins d'impôt : en fraudant ou en pratiquant l'évasion fiscale. Frauder, c'est tromper le fisc en pratiquant le mensonge et la dissimulation. Cela est illicite, donc répréhensible et puni de sanctions administratives et pénales (financières et/ou de prison). Frauder est un délit.

Rappelez-vous, il y a bien des années maintenant, quand vous reveniez de vacances à l'étranger avec vos parents et que se profilait la menace d'un douanier à la frontière, qui ne manquerait pas d'arrêter le véhicule et de dire sur un ton peu amène : " avez-vous quelque chose à déclarer ? " Moi, j'étais mort de trouille, j'avais peur qu'il ne confisque mon nounours. Mon père n'avait jamais rien à déclarer. Une fois, nous avons subi la fouille des bagages. Pour voir si entre deux vêtements et trois culottes ne se cachaient pas des marchandises de contrebande. Humiliation suprême ! Ma mère était éplorée, moi paniqué et mon père expliquait au pandore qu'ils étaient collègues, vu qu'il travaillait aussi dans une institution publique (un "parastatal", comme on disait à l'époque, un mot que je ne comprenais pas).

Et  bien, si le douanier avait trouvé quelque chose, mon père aurait été un fraudeur, vu qu'il avait d’abord répondu qu'il n'avait rien à déclarer. Heureusement,  à côté des valises, il n'y avait que les restes du pic-nic et deux bouteilles de calvados fabriqué maison, en toute illégalité, par notre cousin breton, qui n'avait aucune licence. Alors que dire de ceux qui mentent réellement en gonflant leurs frais professionnels, en ne séparant pas toujours très exactement leur activité privée de leur activité professionnelle ou créent des sociétés écrans , ou recourent à des comptes anonymes à l'étranger ...

Et puis, il y a les autres, ceux qui pratiquent l'évasion fiscale, parfaitement licite, mais pas nécessairement souhaitable au regard du budget de l'Etat.

On cite toujours les artistes et les sportifs qui fuient la France pour se réfugier en Suisse, au Luxembourg ou en Belgique. Et puis quelques grandes fortunes du nord de la France qui ont compris qu'il suffisait d'habiter un peu plus loin, de l'autre côté de la frontière, pour ne plus devoir payer l'impôt sur la fortune ou l'impôt sur les plus-values en France.

Ceux-là ne sont pas des fraudeurs. Ils agissent en toute transparence, ils ne dissimulent pas, ils tirent profit de l'état des législations existantes. S'il en est ainsi ce n'est pas de leur faute, c'est la conséquence d'un manque de convergence entre les législations fiscales de pays limitrophes. L'Europe aurait pu encourager, ou imposer, cette convergence. Cela a toujours été impossible, car les matières fiscales ont ceci de particulier qu'elles requièrent une unanimité des Etats membres, tous jaloux de leur souveraineté fiscale. Alors, vous pensez à 27 !

Mais le plus surprenant est que le phénomène se produit aussi au sein d'un seul et même Etat.

Voici pourquoi : quand le législateur poursuit, par principe, un objectif de taxation, il oublie parfois qu'il règle aussi les questions de droit civil, commercial, social ... Etrange dédoublement de la personnalité. Il en résulte ceci : les citoyens peuvent utiliser toutes les ficelles du droit non fiscal pour échapper au droit fiscal ! On ne peut rien leur dire puisqu'ils respectent le droit et ne mentent pas. Ils ne fraudent pas. Des cabinets d'affaires ont bien entendu compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer de cette faille et on peut dire, avec admiration, qu'ils ne manquent pas d'ingéniosité.

Ceci ne plaît évidemment pas du tout à l'administration des finances, chargée de collecter l'impôt, qui, depuis les années soixante, en Belgique, multiplie les démarches judiciaires ou législatives pour contrer cet état de fait.

D’abord, elle a utilisé un critère fort peu fiable : le comportement normal ou anormal. Tout comportement anormal, à ses yeux, devait être remplacé, pour la taxation, par le comportement le plus normal. La Cour de cassation a heureusement fermé les portes de cette voie hasardeuse. Qu’est ce que la normalité notamment économique ?

Ensuite, elle a expliqué que la réalité juridique ne correspondait pas nécessairement à la réalité économique. Le droit n’est jamais qu’un habillage, il faut voir la réalité économique des choses derrière l’habit juridique. Cela était d’autant plus étrange que la seule réalité économique, dont l’administration ne voulait pas entendre parler, était celle qui consiste à chercher à payer le moins d’impôt possible, ce que d’autres n’hésitent pas à considérer comme un acte de saine gestion patrimoniale ou entrepreneuriale. A partir du moment où la société fait de la maximisation du profit, un but en soi, il est évident qu’on pense d’abord à soi et ensuite au fisc. La Cour de cassation, une fois encore, a mis fin à cette tentative de l’administration. Nouvel essai manqué.

Après ces deux échecs judiciaires, l’administration a convaincu le ministre des Finances d’agir par la voie législative. Sage décision vu que le problème vient d’une incohérence interne à la législation (mais j'aime tellement dire : du législateur) qui veut taxer une chose et permet, en même temps, qu’on y échappe légalement.

En 1994, un texte a exploré une nouvelle voie : toute chose en droit a un nom, c’est comme cela qu’elle devient une réalité juridique. Si vous vous mettez d’accord avec un tiers pour qu’il devienne propriétaire de votre voiture moyennant un prix, vous réalisez une vente (ce qui rend applicable un certain nombre de règles juridiques). L’administration, par un texte légal, a voulu obtenir une certaine autonomie dans la qualification juridique des réalités. Certes, il y avait des conditions et un jeu de preuve. Très rapidement cependant, à l’épreuve des faits, il est apparu que l’administration prenait un peu ses rêves pour les réalités. Pour donner en droit un nom à une opération, même complexe, il faut tenir compte de ce qu’elle est, a dit la Cour de cassation. Toute tentative visant à ignorer le moindre de ses effets serait illégitime. Il est ainsi apparu que la disposition légale était sans grand effet, sauf dans quelques cas marginaux.

Satanée cour de cassation et pauvre administration fiscale, qui ne sait plus à quel saint se vouer ! Existe-t-il seulement un saint patron des collecteurs d’impôt ? Saint Matthieu sans doute.

Tel un phoenix renaissant de ses cendres, l’administration a mis dans les mains du nouveau gouvernement Di Rupo 1er, un nouveau texte qui a été adopté en Conseil des ministres et au Parlement et suscite déjà beaucoup de réflexions et réactions.

Un nouvel angle d’attaque est adopté. On ne joue plus avec les qualifications, mais avec les opérations elles-mêmes. Toute opération conforme au droit qui ne serait pas en outre conforme aux objectifs de la législation fiscale, pourra être ignorée par le fisc lors de l’établissement de l’impôt.

Ceci confère au droit fiscal une espèce de supériorité par rapport aux autres branches du droit. Le législateur se dédouane de ses incohérences en se reportant sur les citoyens : lorsque vous accomplissez un acte en respectant le voeu du législateur civil ou commercial, n'oubliez pas que vous devez aussi respecter le voeu du législateur fiscal (qui est le même), même si une contradiction existe. En d'autres termes, celui qui agira conformément au droit, mais en omettant d'agir en même temps dans l'intérêt du fisc, pourra être soupçonné d'abuser de la législation !


Ceci est maladroit et frise l'absurde.

Maladroit : supposons que deux parties, au lieu de conclure un bail, constituent plutôt un droit d’usufruit au profit de celui qui aura la jouissance du bien. Le droit civil le permet; or, les conséquences fiscales ne sont pas les mêmes, dans ces deux cas. Pourrait-on voir là un abus de la législation, compte tenu que le rendement fiscal pourrait être moindre, en cas de choix pour l'usufruit ? Je ne le crois pas, car c'est bien le législateur qui a décidé de traiter différemment le bail et l'usufruit sur le plan fiscal. Qu'il modifie alors la législation fiscale ! Le considérerait-on,  la nouvelle mesure ne permet pas de requalifier une opération (ce qui reviendrait à prétendre ici que la constitution d'usufruit mérite plutôt d'être qualifiée de bail), elle permet seulement de l’ignorer. Je ne vois pas quel est dès lors le gain pour le fisc. En d'autres termes, alors qu'elle se veut générale, la mesure adoptée laisse sur le carreau des comportements finalement assez fréquents.

Absurde : il est dit, dans les travaux préparatoires de la loi, que la mesure ne vise pas que les entreprises (grandes ou petites) et, plus généralement, le monde des affaires (là où la fraude à grande échelle se pratique), mais aussi la gestion par les particuliers de leurs avoirs.

L’inquiétude est grande, après cette déclaration. On parle beaucoup dans la presse du don manuel. On peut en effet donner de l’argent, par exemple, à un de ses enfants de la main à la main. On appelle cela un don manuel. C’est, en droit civil, une donation véritable et valide. Oui, mais, le droit fiscal impose les donations (à un taux de 3% en ligne directe, entre époux et co-habitants). Aucun droit n’est pourtant pratiquement perçu sur les dons manuels, parce qu’ils ne sont pas connus du fisc, le Code des droits d’enregistrement n’imposant pas leur déclaration. Réalisés par quelqu’un dans les trois ans qui précèdent son décès, ils doivent être repris, par contre, dans la déclaration de succession, pour être soumis aux droits de succession. Il appartient toutefois à l’administration de prouver l’existence de la donation dans la période critique (ce qu'on oublie souvent).

Il ne faut pas trop s’inquiéter quant aux dons manuels. La législation fiscale elle-même les soustrait de facto, dans la plupart des cas, à l’imposition. Pour que cela change, il faudrait que le législateur impose leur déclaration … chose à peine imaginable et impossible à contrôler. Va-t-on permettre à l'administration, au cas où elle aurait connaissance d'un tel don, de dire : certes vous avez agi conformément au droit, mais vous n'avez pas assez pensé aux intérêts du fisc ? Le pourrait-elle, elle se heurterait encore à un obstacle : les donations mobilières ne sont imposables au droit de donation que si elles sont valablement constatées dans un titre, c'est-à-dire un écrit ... or, par définition, ce n'est jamais le cas d'un don manuel.

Après tout ceci, on reste, en ce qui concerne l’administration, avec l’image d’un enfant faisant un château de cartes, qui à chaque fois s’écroule.


Dans une démarche tout à fait nouvelle, et pour apaiser les esprits, le Ministre responsable, flanqué d'un professeur d'université, a déclaré solennellement à la RTBF que ces pratiques privées resteront en dehors du champ d'application de la loi. Ce n'est pas la première fois qu'un ministre fait voter un texte, puis donne pour consigne à son administration de ne pas l'appliquer dans certains cas. Une telle position s'exprime le plus souvent dans une circulaire ou dans une réponse à une question parlementaire, ce qui est déjà à la limite de l'acceptable, car cela revient à dire au Parlement, qui a été le plus souvent prié de voter le texte (majorité contre opposition), que la loi qui sera appliquée ne sera pas celle qui a été votée. Cette fois, un pas de plus a été franchi : une déclaration solennelle à la télévision, avec la caution d'un professeur d'université ! A quand un twitter ? Ne serait-il pas plus décent de reconnaître que le texte soumis au vote du Parlement n'était pas un bon texte  et d'en proposer un autre meilleur ?


http://www.rtbf.be/info/economie/detail_la-planification-successorale-ne-sera-pas-assimilee-a-une-fraude?id=7776335

Pour faire plus sérieux, la véritable question n’est-elle pas celle de l’intégration du droit fiscal dans l’ensemble du droit ? Vieux sujet de discussion : le droit fiscal serait-il, au sein du droit, autonome ?

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